David Jaffe: l'après God Of War

Heartland : Jaffe s'engage (presque)
Par Eric Simonovici le 24.04.2007
Retour sur le projet abandonné (pour le moment) du créateur de God of War : un shoot 3D "très sombre", une réponse claire à la politique Bush et la guerre en Irak. Le titre ressortira "peut-être" des tiroirs mais, en attendant, d'autres s'engagent via le jeu vidéo.
21 octobre 2005. Après s'être adonné tout entier à l'animalité et aux plaisirs primaux de God of War, David Jaffe, fraîchement promu directeur créatif du studio Sony de Santa Monica, promet aux joueurs qu'il va les faire pleurer. "L'un des objectifs [de mon nouveau projet] est qu'il soit le jeu vidéo le plus émotionnel jamais conçu, annonçait-il à l'époque dans une interview accordée à MTV. Mais nous voulons également nous intéresser un peu à la politique. Nous voulons réaliser un jeu qui va parler de ce qui se passe actuellement dans ce pays, de ce qui se passe avec les Etats-Unis et l'armée, mais sans être critique. Le but n'est pas de réaliser un jeu de gauche ou un jeu de droite mais plutôt de poser une question : 'est-ce qu'un jeu vidéo peut aborder des sujets politiques tout en restant fun, populaire et intéressant ?'" Le débat reste ouvert : le projet en question sera en effet abandonné un an plus tard, par un Jaffe quasi-schizophrène hurlant sur son blog que rien ne vaut travailler sur "DES JEUX MOINS AMBITIEUX ET MOINS COUTEUX" (en capitales dans le texte). Celui-ci développe actuellement le très modeste Calling All Cars, un titre téléchargeable pour le Playstation Network PS3 apparemment inspiré de Twisted Metal et Bomberman et privilégiant une vision avant tout divertissante du jeu vidéo.

Ce pourrait être la fin de l'histoire. Sauf que le jeu fantôme désormais connu sous le nom de Heartland semble être revenu hanter la vie de son auteur. Via le biais de diverses interviews et réactions de développeurs publiées ces deux derniers mois, on interroge Jaffe, on veut en savoir plus sur ce projet qui a visiblement attiré l'attention de ceux qui croient que le jeu vidéo peut faire plus que débrancher les neurones. Au magazine Entertainment Weekly, il révèle ainsi un scénario "très sombre", les Etats-Unis envahis par la Chine, un jeu d'action en vue subjective proposant des choix moraux forts : rester et combattre ou déserter ? Ouvrir le feu sur d'innocents chinois-américains ou désobéir à ses supérieurs ? "Heartland était vraiment la réponse d'une personne libérale à l'administration Bush et à la guerre en Irak," a confié Jaffe il y a quelques jours au magazine Newsweek.

Le projet était-il trop engagé, trop risqué ? Pas selon le créateur qui, toujours chez Newsweek, décrit Phil Harrison, directeur général des studios Sony, comme un "supporter absolu de l'innovation", "totalement intéressé par ce que j'avais à dire sur le sujet". Jaffe, en fait, avance plusieurs explications. Un, le développement de l'important Warhawk, dans les mêmes studios de Santa Monica, qui a monopolisé la très grande majorité de l'équipe au détriment du projet plus personnel du designer de God of War. Deux, le désir de ce dernier de retourner à des concepts plus simples, plus immédiatement divertissants. Mais on devine également dans les propos de Jaffe une certaine démission face à la gravité du sujet. "Le jeu vidéo comme art ne m'intéresse plus tellement parce que, honnêtement, je n'ai rien à dire, déclarait-il sur son blog en mars dernier. Alors voilà un jeu qui dit : JE HAIS GEORGE BUSH ! JE HAIS LA GUERRE EN IRAK ! L'OPINION MONDIALE DES ETATS-UNIS EST EN CHUTE LIBRE DEPUIS SIX ANS, etc. etc. Mais franchement... Et alors ? Les gens qui sont d'accord avec moi vont acquiescer, les gens qui ne sont pas d'accord vont me traiter de con... [...] Peut-être que si j'avais quelque chose de NOUVEAU à dire, quelque chose d'inédit, alors ok, ça vaudrait le coup. Mais ce n'est pas du tout le cas." Un point de vue qui selon Borut Pfeifer, membre de l'équipe Electronic Arts Los Angeles, ignore un élément crucial : on n'a pas forcément besoin d'apporter quelque chose de neuf sur la table pour provoquer un débat constructif. "L'intérêt est de changer les perceptions des gens, remarque le programmeur-designer. L'intérêt est qu'ils achètent un shoot 3D réalisé par le concepteur de God of War (oooh, les belles explosions !). Et soient placés dans des situations où ils doivent réfléchir aux problèmes politiques actuels. Et, peut-être, qu'ils révisent leur opinion. Ou, encore mieux, qu'ils se décident à agir. Parce que même si la plupart des gens sont déjà de cet avis, combien vont réellement faire quelque chose à propos de cette situation ? Imaginez un monde où un jeu provoquerait une telle réaction chez quelqu'un."

D'autres développeurs, par contre, n'ont pas abandonné l'idée de "subvertir" les codes habituels du jeu vidéo guerrier. L'un d'entre eux, Harvey Smith, qui a longtemps œuvré dans l'ombre de Warren Spector, travaille actuellement sur Blacksite, dernier volet de la série Area 51 de Midway. En apparence, un jeu de tir spectaculaire avec des méchants aliens. Mais sous la lecture premier degré, Smith entend aborder des sujets brûlants. "Avons-nous créé ces monstres que nous combattons ? s'interrogeait-il en début de mois chez Gamespot. La violence est-elle toujours le meilleur moyen de résoudre les problèmes ? Qui est le bon soldat et qui est le terroriste ? [...] Des gens m'ont dit qu'ils ne pouvaient pas croire que j'allais aborder ce sujet [dans un jeu vidéo]. Je leur réponds que je ne peux pas croire qu'ils préfèrent le passer sous silence." En ce qui concerne Heartland, si le projet est effectivement retourné dans les tiroirs, la porte n'est pas non plus tout à fait fermée. Sur son blog, Jaffe lui-même précise qu'il "y reviendra peut-être un jour". Mais pour le moment, le designer savoure son break loin de "l'enfer de la création de jeux épiques", du genre de ceux qui pourraient le "dévorer comme l'a fait God of War" et pour un résultat très incertain. "[Avec Heartland], je n'aurais pas pu m'adresser à ma famille et leur dire, 'je serais absent 90% du temps mais il y a un trésor au bout de l'arc-en-ciel', concluait-il chez Entertainment Weekly. Il n'y a pas de trésor au bout de l'arc-en-ciel, du moins pas vu la manière dont l'industrie actuelle du jeu vidéo
fonctionne."